Société
historique et archéologique du Périgord
Bulletin,
année 1874
Extraits
pages 270 à 281 et 357 à 367
LES
DEUX EXPÉDITIONS DE SIMON DE MONTFORT EN SARLADAIS
par
R. de Boysson
Simon de Montfort, qui répandit en Languedoc tant de
sang et tant de ruines, a mené deux fois en Périgord sa redoutable armée ; il
a, dans chacune de ces deux expéditions, infligé de terribles représailles aux
puissants seigneurs qui, dans notre province, avaient embrassé la cause de
l'hérésie et persécuté leurs tenanciers restés fidèles à la foi.
L'illustre chef de la croisade des Albigeois n'eut pas
besoin de porter la guerre au-delà des rives de
En examinant avec eux ce que fut dans le Bas-Périgord
cette guerre religieuse si diversement appréciée, nous pourrons en conclure,
avec quelque certitude, ce qu'elle dut être dans tout le midi de
L'impartiale histoire cherche aujourd'hui, mieux que
jamais, dans les documents contemporains, à formuler un jugement définitif sur
Simon de Montfort et sur sa croisade ; il sera sans doute intéressant de
retrouver, chez les écrivains du treizième siècle, quelle fut la marche suivie
par les croisés dans le pays sarladais.
Les doctrines manichéennes qui, vers l'an 1200,
envahirent tout le sud de l'Europe, avaient, dès le commencement du douzième
siècle, trouvé des adeptes en Aquitaine parmi les plus illustres seigneurs de
la province (01) ; et les diverses causes qui facilitèrent le développement de
cette dangereuse hérésie, sur tout le Languedoc, avaient aussi tristement
exercé leur funeste influence sur le pays que gouvernaient les ducs d'Aquitaine.
Le luxe et le bien-être s'étaient considérablement
répandus dans toutes les classes de la société, sous la dynastie de ces grands
vassaux de la couronne qui portèrent tous les dix le nom de Guillaume ils se répandirent,
avec la même rapidité, dans toute
La contagion devint, en peu d'années, tellement
redoutable, que le souverain-pontife dut envoyer l'illustre fondateur de
Citeaux au milieu de ces populations engagées ainsi dans l'erreur, afin qu'il
les convertit avec sa persuasive éloquence.
Le séjour de St Bernard est constaté dans les villes
de Bergerac, Périgueux, Sarlat et Cahors (02). Tous les historiens et tous les
chroniqueurs ont raconté le miracle de la multiplication des pains, que ce
grand saint accomplit en 1145 à Sarlat, alors que le moine Gerbert était abbé
du monastère de St Sauveur.
Tandis que la paix régna dans le midi de
Un trop illustre guerrier a dit que « la guerre fait partie de l'ordre de choses
établi par Dieu. Sans elle, le monde tomberait en pourriture et se perdrait
dans le matérialisme » (03).
Le Languedoc du treizième siècle justifie cette
sentence.
Sous le beau ciel de Provence, la noblesse, folle de
plaisirs, vivait au milieu d'une extraordinaire abondance et pouvait satisfaire
tous ses caprices. Le clergé, passionné pour les arts, construisait de splendides
édifices, revêtait des ornements somptueux, meublait ses abbayes et ses évêchés
avec le luxe des plus brillants palais la bourgeoisie, enrichie par le commerce
et par l'agriculture, étalait autant de faste que les plus riches seigneurs.
Au milieu des fêtes et des réjouissances publiques,
dont les chroniques du temps nous ont raconté les largesses, les moeurs
s'étaient sensiblement relâchées, les pratiques religieuses avaient été partout
négligées.
Le contact prolongé des Provençaux avec l'islamisme,
pendant le long séjour des Sarrazins en Septimanie et pendant les premières
croisades en Orient, avait aussi puissamment contribué à pervertir toutes nos
provinces méridionales, où le chaud soleil du midi facilitait les progrès de la
contagion ; elles s'étaient corrompues dans le matérialisme, suivant l'expression
du maréchal de Moltke.
Les seigneurs d'Aquitaine, toujours en guerre pour la
conservation de leurs privilèges, menacés par l'autocratie des monarques
anglais, Henri II, Richard Coeur de Lion, Jean Sans Terre, avaient conservé, dans
l'activité d'une lutte incessante, les vertus guerrières de leurs ancêtres ;
ils avaient oublié sous la tente les doctrines manichéennes mises un moment en
pratique par les ducs Guillaume IX et Guillaume X, échappant ainsi aux
terribles sentences des papes et aux dures représailles de Simon de Montfort.
Cependant, l'hérésie finit par gagner cette faible
partie du Périgord qui est située au sud de
On sait en quoi consistait l'erreur manichéenne, qui
naquit vers le onzième siècle, sous le soleil d'Afrique et qui s'étendit assez
rapidement en Asie, pour traverser l'Europe, en s'arrétant principalement chez
les Bulgares et se répandre ensuite dans tout le midi de
Les Manichéens admettaint deux divinités contraires :
le Dieu du bien, créateur de l'esprit, et le Dieu du mal, créateur de la
matière. Ces deux divinités étaient également puissantes elles dirigeaient le
monde ; on ne pouvait pas échapper à leur influence.
Le Dieu du bien interdisait le mariage comme étant en
opposition avec les lois de l'Esprit tandis que le Dieu du mal portait tous les
hommes à la débauche avec une irrésistible autorité.
Il est aisé de deviner quelles devaient être les
conséquences d'une pareille hérésie, au milieu de populations enrichies par un
sol très fertile et entraînées aux pires passions par des théories contraires
aux bonnes mœurs.
Bientôt le clergé n'eut plus assez d'influence pour
enrayer ce fléau dangereux il finit par succomber lui-même. Tandis que les
chefs de diocèses voyaient leurs églises abandonnées par la majeure partie des
fidèles, les Manichéens, qu'on appelait Albigeois, parce que cette province
était, en France, le principal foyer de l'erreur, choisirent entr'eux des évèques
chargés de propager la funeste doctrine.
Pendant plus d'un demi-siècle, les souverains pontifes
cherchèrent en vain à ramener les égarés par la douceur et la persuasion tous
les eflorts des légats et des prédicateurs restèrent sans résultats.
Le pape Innocent III, voyant que le mal pénétrait
simultanément en Allemagne, en Italie, en France et en Espagne, jugea
nécessaire de frapper un grand coup sur le principal foyer de l'erreur, afin de
sauver la chrétienté menacée.
Il décréta qu'une grande croisade serait armée contre
les Albigeois.
Les croisés furent tout d'abord commandés par un légat
du pape, Arnaud Amaury, abbé de Citeaux.
On a dit bien souvent que cette croisade des
Albigeois, engagée sous un prétexte religieux, fut, en réalité, une injuste
conquête entreprise par le roi de France, pour soumettre à sa domination les
provinces méridionales du royaume, restées jusqu'à ce jour indépendantes du
pouvoir central.
Cette accusation a'est assurément pas exacte en ce qui
concerne l'origine et les débuts de la guerre ; mais l'entraînement de la
victoire a fait souvent dévier les plus sages et les plus fermes résolutions il
en fut sans doute ainsi pour la croisade des Albigeois.
Philippe Auguste, invité par le Souverain Pontife à
prendre le commandement des armées de
Le choix des nobles combattants se porta sur un
puissant seigneur, vassal du roi d'Angleterre, Simon de Montfort, comte de
Leicester. Si la majeure partie de son armée fut recrutée dans les provinces
septentrionales, cela tient à ce qu'il sembla naturellement plus logique, alors
qu'on allait combattre les hérétiques du midi, de chercher les croisés dans le
nord du royaume, au lieu de les prendre dans le pays même où l'on allait porter
la guerre.
Cependant, de nombreux contingents méridionaux vinrent
plus tard s'engager dans la croisade, démontrant ainsi, par leur seule
présence, que la guerre était bien réellement dirigée contre les hérétiques
Albigeois et non contre des provinces indépendantes dont on voulait faire la
conquête.
« des Poitevins, des Gascons, des Rouergais (05), des
Caoursins, des Agenais (06), etc »
Le traducteur de ce long et intéressant poême, M. Paul
Meyer, dit, il est vrai, que « Poitevins
et Gascons figurent dans les vers du poête pour les besoins de la rime »
(07).
Mais il sera facile de combattre son opinion en
donnant les noms de quelques-uns des puissants seigneurs du midi qui prirent
rang dans l'armée de Simon de Montfort ; nous pouvons citer (08) :
* Martin d'Algays, sénéchal du Périgord, et Gérard de
Pépieux, qui ne passèrent dans l'armée des hérétiques qu'après avoir souvent
combattu dans les armées de
* Archambaud II, comte de Périgord, neveu de la belle
Maenz de Montignac, qui fut longtemps la dame aimée de Bertrand de Born.
* Amanieu V d'Albret, Guy comte d'Auvergne, Raymond
III, vicomte de Turenne, Bertrand de Gourdon, Jordan de Lisle, le comte de
Fézensac et d'Armagnac, Bertrand de Castelnaud-Montratier, Arnaud de Montaigu,
Bertrand de Cardaillac et son fils Guillaume, évêque de Cahors, etc.
Chacun de ces puissants seigneurs avait évidemment mené
derrière lui de nombreux contingents féodaux, puisque les nobles barons, tels
que ceux dont les chroniques contemporaines ont signalé la présence dans les
rangs des croisés, ne se rendaient jamais à la guerre sans amener avec eux
leurs parents et leurs vassaux.
Diverses circonstances, mentionnées dans les
chroniques ou dans d'autres documents de la même date, prouvent aussi, d'une
manidre incontestable, qu'en ce temps-là les provinces méridionales n'ont pas,
en général, regardé la croisade des Albigeois comme étant une guerre de conquête.
Pierre de Vaux Cernay raconte (09) que Simon de Montfort,
après s'être emparé de Béziers, de Carcassonne et d'un grand nombre de villes
et de châteaux, se vit, à la suite d'un échec, obligé de lever le siège de
Toulouse (1211) ; il alla commettre le dégât vers Auterive, Varilhes et Foix. Pendant
ce temps ; une députation de Caoursins fut envoyée vers lui, chargée de lui
présenter les voeux du Quercy et de l'inviter à se rendre à Cahors, où les
nobles châtelains de la province voulaient lui rendre hommage.
Les députés trouvèrent le chef des croisés à Pamiers ;
ils furent accueillis avec la plus grande courtoisie. Simon leur déclara qu'il
avait fait à Notre Dame le serment solennel d'aller la remercier dans son
sanctuaire de Roc Amadour, si elle obtenait en sa faveur une grande victoire
sur les hérétiques il leur manifesta son ardent désir de réaliser bientôt son
vœu et il promit de s'arrêter à Cahors.
Une semblable démarche, faile au nom d'une province
tout entière, prouve bien que l'armée croisée n'était pas alors considérée
comme une armée d'invasion.
Peu de temps après, Simon, victorieux dans de nombreuses
rencontres, fit son pieux pèlerinage. Il reçut, dans la ville de Cahors, le
serment de fidélité des Caoursins, et tout le Quercy l'accompagna jusqu'à Roc Amadour,
où il alla s'agenouiller pieusement devant
II
Lorsque Simon de Montfort se dirigea vers Roc Amadour
pour accomplir son vœu, il avait pu croire que les Albigeois, découragés par
ses nombreuses victoires, s'étaient résignés à poser leurs armes. Dans cet
espoir, il avait commis l'imprudence de licencier la majeure partie de son
armée.
A cette nouvelle, Raymond VI, comte de Toulouse, reprit
aussitôt courage, il appela ses vassaux et ses alliés et sollicita l'assistance
énergique de tous les ennemis de
En ce moment l'armée des hérétiques comprenait plus de
deux cent mille combattants (12).
En apprenant cette redoulable concentration de
troupes, Simon de Montfort s'empressa de rappeler ses fidèles croisés. L'un des
premiers qui répondit à son appel fut un autre seigneur d'Aquitaine, Martin
d'Algays, que Jean Sans Terre avait fait sénéchal de Gascogne et du Périgord (13).
Le troubadour Hugues de St Cyr raconte que ce puissant
châtelain n'était autre chose qu'un routier, pouvant mener avec lui mille
brigands à cheval et deux mille à pied (14).
Parmi les plus anciennes et les plus nobles familles
de France, combien devraient trouver ainsi, dans la première page d'une exacte
généalogie, quelque redoutable bandit comme ce sénéchal d'Aquitaine ?
Martin d'Algays, châtelain de Bigarroque et de Biron,
avait épousé la fille de Henri de Gontaut, l'un des plus puissants barons du
Périgord il avait de nombreux vassaux sous ses ordres ; les plus brillantes
destinées semblaient réservées à ses héritiers. Il perdit tout dans une odieuse
trahison.
Simon de Montfort, après avoir rassemblé son armée, la
dirigeait de nouveau vers Toulouse, lorsque dans les champs de St Martin (15),
entre Carcassonne et Castelnaudary, ses troupes rencontrèrent un fort
contingent d'Albigeois. Un grand combat s'engagea, pendant lequel Martin
d'Algays se tint constamment au repos derrière un bois épais. Les croisés furent
victorieux.
Appelé à justifier son attitude dans cette bataille,
le seigneur de Bigarroque et de Biron affirma qu'il n'était pas resté dans
l'inaction ; mais qu'il avait poursuivi des routiers, à la tête de sa
cavalerie. Peu de jours après, il cessa de dissimuler ses sentiments en faveur
des hérétiques, car il passa ouvertement dans l'armée de Raymond VI. Le comte
de Toulouse lui fit un chaleureux accueil et l'envoya tenir garnison dans son
château de Biron, avec la mission de recruter des partisans en Périgord.
Martin d'Algays revint en toute hâte dans son repaire,
dont il augmenta les moyens de défense ; il s'attacha très activement à
répandre l'hérésie autour de Biron et jusque sur les bords de
Pendant que le célèbre routier accomplissait tous ces
méfaits, Simon de Montfort continuait sa marche victorieuse il s'emparait de
Thouels, Cahuzac, St Antonin, Moissac, et venait mettre le siège devant le
château de Penne (16), défendu par Ugo d'Alfar. Cette puissante forteresse, qui
dominait la vallée du Lot, passait alors pour imprenable ; le chef des croisés
dut, pour s'en emparer, l'investir rigoureusement de tous côtés et priver ainsi
les assiégés de toute relation avec l'extérieur ; c'était au plus fort de l'été.
Penne résista pendant cinquante deux jours, du 4 juin au 25 juillet 1212 mais
la chaleur accablante, la soif et les épidémies forcèrent les Albigeois à
livrer la place.
Tandis que les croisés poursuivaient avec de grandes
fatigues ce long et pénible siège, de nombreux seigneurs du Périgord et de
Alors eut lieu la première expédition de Simon de
Montfort en Sarladait (18).
Le chef de la croisade, après avoir établi une
garnison dans le château de Penne, se dirigea vers Biron il emmenait avec lui « son frère Guy, comte de Montfort, Foucaud de
Merlis, monté sur un cheval liard, Jean de Merlis, son frère, qui portait un
mantel gris et vairé, le chantre de Paris Nicolas de Vitré, et foule d'autres
barons. Le comte et ses barons s'en vont par la grand'route au château de
Biron, l'oriflamme levé » (19). St Dominique, l'illustre fondateur de
l'ordre des Frères prêcheurs, était avec eux.
Pierre de Vaux-Cernay raconte qu'il faisait aussi
partie de l'expédition, ainsi que Guy, évêque de Carcassonne, accompagnant la
comtesse Simon de Montfort (20).
La prise de Biron n'arrêta pas longtemps les croisés.
Les habitants du pays, effrayés par les menaces de Simon de Montfort, et peut-être
aussi peu sympathiques à leur châtelain, livrèrent à l'armée de
Après s'être ainsi facilement emparé du château de
Biron, Simon voulut infliger à Martin d'Algays un châtiment qui servît
d'exemple à tous ceux qui, dans la suite, pourraient être tentés d'abandonner
l'armée des croisés pour embrasser l'hérésie.
Il le condamna au cruel supplice des traîtres, que Charlemagne
avait fait subir à Ganelon. Le coupable était attaché par les pieds et par les
mains à quatre chevaux ardents, que des sergents excitaient, en présence de
l'armée tout entière rangée en bataille :
Tous
ses nerfs sont affreusement tendus ;
Tous
ses membres s'arrachent de son corps.
Le
sang clair ruisselle sur l'herbe verte,
Ganelon
meurt en faon et en lâche. (21)
Mais avant que l'écartèlement fût complet, Simon de
Montfort fit enlever Martin d'Algays aux chevaux qui le déchiraient, et le fit
pendre au sommet d'un grand arbre (22), afin que tous les habitants du pays
pussent bien voir quel était le supplice réservé à ceux qui trahiraient leur
foi (août 1212) (23).
Les châteaux de Biron et de Bigarroque furent placés
sous la garde d'Arnauld de Montaigut, qui les rendit peu après au seigneur de
Gontaut, et les croisés reprirent la route de Toulouse.
III
La première expédition de Simon de Montfort en
Périgord nous est racontée par
D'où provient la regrettable lacune de la chronique
rimée ?
Il est aujourd'hui parfaitement établi que
Il est possible que le continuateur n'ait repris
l'oeuvre interrompue qu'après un délai de quelques mois, pendant lesquels
aurait eu lieu la seconde campagne de Simon de Montfort en Périgord.
Il est aussi possible que cet « ennemi acharné de la
croisade » ait voulu laisser ignorées des lecteurs toutes les épouvantables
cruautés qui appelèrent les croisés en Sarladais.
Si l'autorité des renseignements du poète manque à
notre récit, le silence absolu qu'il a gardé sur cette audacieuse expédition ne
doit cependant pas faire révoquer en doute l'intéressante chronique du moine de
Vaux-Cernay.
Lorsque les croisés eurent fait expier à Martin
d'Algays son infâme trahison, ils revinrent en Languedoc et s'emparèrent sans
coup férir de Moissac, d'Auterive et de Muret. Simon de Montfort, avant d'être
proclamé comte de Toulouse par la force de ses armes et par octroi du Saint
Siège, jugea nécessaire de réunir à Pamiers un parlement, où les trois ordres
seraient convoqués. Dans cette mémorable assemblée, et sous la direction du
chef de la croisade, fit rédigée la loi constitutionnelle du pays conquis, dont
l'original est parvenu jusqu'à' nous sous le titre de Charte de Pamiers (25).
Cependant la conquéte n'était pas encore à l'abri de
toutes les attaques les hérétiques ne désarmaient pas. Au commencement de
septembre 1213, profitant d'une absence de Simon de Montfort, les Albigeois
parurent devant Muret, où l'armée de
Raymond VI voulait s'emparer immédiatement de la ville
et faire ses défenseurs prisonniers.
Pierre II savait que Simon de Montfort avait licencié récemment
la majeure partie de son armée ; ses troupes étaient dix fois supérieures en
nombre à tout ce que pouvait réunir le chef de la croisade il voulut attendre
l'arrivée de son redoutable adversaire pour rendre sa défaite plus humiliante
et plus complète.
Mais le comte de Montfort arriva sans être signalé ;
il fondit à l'improviste sur les Albigeois, et telle fut la vigueur de son
attaque que les ennemis de
La célèbre victoire de Muret fut longtemps regardée comme
un véritable miracle (12 septembre 1213).
Ce brillant fait d'armes assura le succès définitif de
Alors eut lieu la seconde expédition des croisés en
Sarladais. Entraînés par Martin d'Algays, sénéchal du Périgord, quelques
châtelains riverains de
Irrités par toutes les infamies que commettaient les
hérétiques, les châtelains restés fidèles à l'Eglise et les moines du Sarladais
envoyèrent des députés à Simon de Montfort pour le supplier de venir châtier
les coupables.
Le chef de la croisade était alors en Agenais,
assiégeant Casseneuil pour la seconde fois. Les députés le trouvèrent sous les
remparts de la ville, dont il allait s'emparer dans un dernier assaut. Les Sarladais
étaient conduits par Raymond III, vicomte de Turenne, qui rendit hommage à
Simon en présence de toute son armée et jura de le servir tous les ans pendant un
mois avec dix chevaliers et dix servants d'armes (26).
Aussitôt que les portes de Casseneuil eurent été
livrées aux croisés (18 août 1214), Simon de Montfort se dirigea en toute hâte
vers Sarlat.
Il s'arrêta sur les bords de
C'était aux premiers jours de septembre 1214. Le pays
où s'étaient arrêtés les croisés présentait un coup d'oeil superbe la plaine,
riche et fertile, arrosée par un beau fleuve aux eaux claires et limpides comme
une eau de source, constituait pour ces guerriers le plus beau gite d'étape
qu'ils aient jamais rencontré.
La ville de Domme, dont on voit aujourd'hui les rues
désertes alignées au cordeau, n'existait pas encore sur ce plateau rocheux,
Philippe le Hardi devait, quelques années plus tard, en 1280, édifier une
importante place d'armes, bien souvent assiégée, mais qui n'a cependant pas
perdu dans ces luttes féodales son enceinte fortifiée, ses trois portes
monumentales, ses embrasures casematées et sa tour du gal.
La puissante forteresse que Simon de Montfort allait
assiéger s'élevait entre le plateau sur lequel est bâtie la ville de Domme et
les ruines du château royal qui dominent la plaine de Cénac. Elle s'élevait sur
une plate. forme occupée aujourd'hui par un moulin à
vent ; les derniers vestiges de sa seconde enceinte se voient encore au nord du
moulin.
Quand l'hérétique châtelain apprit que Simon de Montfort,
maître de Casseueuil, conduisait son armée vers Domme, il se rappela le
châtiment infligé à Martin d'Algays et prit la fuite. Les croisés, en arrivant
en vue de sa citadelle, ne trouvèrent que de fervents catholiques, groupés sous
la protection du prieur de Notre Dame de Cénac, monastère bénédictin récemment
construit par l'abbé de Moissac. Simon gravit la pente escarpée qui menait au
château de Domme. « C'était une
forteresse noble et très puissante, dominant le fleuve appelé Dordogne et bâti
sur le site le plus merveilleux qu'on puisse voir. Aussitôt notre comte fit miner
et détruire la tour du château, qui était extrêmement élevée, admirablement
belle et fortifiée jusqu'à son sommet » (27).
Le comte de Montfort établit son armée dans le château
découronné et sur le plateau environnant. De ce camp retranché, il dominait
toute la vallée et surveillait tout le pays environnant. Il reçut, peu de jours
après, au milieu de ses iroupes, le serment de fidélité des habitants de
Il alla visiter ce vénérable abbé dans son monastère
de Sarlat, où il fut accueilli avec la plus grande joie. Tant de crimes étaient
commis chaque jour dans ce pays sarladais, que l'arrivée des croisés fut
regardée comme un bienfait du Ciel.
L'abbé Hélie fit visiter au chef de la croisade
l'hôpital, où les victimes des Albigeois avaient été recueillies et soignées à
ses frais.
A une demi-lieue de Domme, se trouvait une autre forteresse d'une
puissance remarquable, qui s'appelait Montfort ; le châtelain, Bernard de Cazenac,
seigneur d'Aillac, de Montfort et de Castelnaud, avait épousé Alix de Turenne,
sœur de Raymond III, vicomte de Turenne, et veuve de Guillaume de Gourdon.
Bertrand de Gourdon, frère de Guillaume, et Raymond
III de Turenne étaient restés fidèles à leur foi, tandis que Bernard et Alix,
devenus hérétiques, mettaient, comme tous les parjures, une violence diabolique
à la propagande de leurs erreurs.
La dame de Montfort, dont le troubadour Raymond Jordan, vicomte de St
Antonin, a bien souvent chanté la beauté, était la sœur de Mahaut de Montignac,
qui fut la dame aimée de Bertrand de Born. L'illustre
troubadour d'Hautefort a comme Raymond Jordan, célébré dans des vers harmonieux
les qualités d'Alix de Turenne. Dans une de ses chansons amoureuses, bien
connue sous le nom de La domna
soisseubuda (29), il a poétiquement vanté la douceur d'Alix mais la chanson
fut composée en 1185, et nous sommes en 1214. Ces trente années ont singulièrement
transformé le caractère de celle qui était alors la dame de Gourdon, et qui
depuis est devenue dame de Cazenae et châtelaine de Montfort.
Le moine Pierre de Vaux-Cernay, dans son Histoire des
Albigeois, parle d'elle en ces termes (30) :
« Le sire
de Montfort et sa femme étaient les plus malfaisants seigneurs de la contrée
ils volaient et pillaient les églises ; ils dépouillaient les pèlerins (31) ;
ils attaquaient les veuves et les orphelins ils mutilaient sans aucun motif les
gens les plus paisibles, à tel point que, dans un monastère tenu par les moines
noire, à Sarlat, nous avons pu voir cent cinquante hommes ou femmes, à qui l'on
avait scié les mains ou les pieds, crevé les yeux ou coupé d'autres membres,
sur les ordres du tyran de Montfort et de sa femme car la femme de ce maudit
tyran, ayant elle-mème perdu toute compassion, faisait arracher les mamelles
aux pauvres femmes, ou leur faisait enlever les doigts des mains pour les mettre
dans l'impossibilité de gagner leur vie ».
Ainsi que le seigneur de Domme, Bernard de Cazenac
n'osa pas affronter la justice du chef de la croisade.
« Il prind la fuite la desrobée et laissa sa
maison vuide et sans deffense » (32).
Simon de Montfort, établi sur le plateau de Domme,
chargea l'évêque Guy de Carcassonne de faire raser sous ses yeux les tours et
les remparts de Montfort. C'était ce même évêque guerrier que nous avons déjà
vu suivant, ainsi que Pierre de Vaux-Cernay, la première expédition des croisés
en Périgord. Il se mit aussitôt en mesure d'exécuter l'ordre de Simon.
« Les murs
étaient tellement solides et les pierres étaient liées entr'elles par un ciment
tellement parfait, qu'on ne pouvait pas procéder à la démolition aussi vite que
le souhaitait le chef de la croisade. Il fallut de longs jours pour mener ce
travail à bonne fin : les croisés qui en avaient été chargés partaient le matin
de Domme et revenaient tous les soirs au camp car l'armée était restée sur l'emplacement
du château de Domme d'où s'exerçait plus utilement la garde du pays »
(33).
Le château de Montfort fut donc ruiné de fond en
comble par les croisés. Bernard de Cazenac quitta momentanément le Périgord et
alla se mettre au service de Raymond VI, comte de Toulouse.
« Il arriva
avec bonne compagnie et cœur vaillant pour défendre la ville et combattre avec
ses défenseurs. Jamais vous ne vites son pareil pour la droiture, ni chevalier
d'un mérite plus accompli. Il a sens et largesse et cœur d'empereur. Il dirige
parage et guide valeur » (34).
Il servait encore dans les rangs des Albigeois lorsque
Simon de Montfort fut tué sous les remparts de Toulouse (35).
Les cris de guerre qui s'étaient fait le plus souvent
entendre pendant le siège étaient :
« Toulouse ! Comminges ! Cazenac !
Creixel ! Villemur ! »
Bernard de Cazenac avait donc échappé par la fuite au
châtiment que méritaient ses innombrables forfaits ; mais le chef de la
croisade le punit dans sa fortune et celle de sa race, en le dépouillant de ses
fiefs de Montfort et d'Aillac, qui furent donnés à Raymond III vicomte de
Turenne, à la charge de servir une rente viagère aux victimes de son beau-frère
(36).
Raymond III dut relever immédiatement le château de
Montfort, car au milieu des ruines fort intéressantes
de ce puissant manoir, on distingue encore de très belles constructions du
treizième siècle.
Dans un acte de partage, daté de 1251, et parvenu
jusqu'à nous, le vicomte de Turenne est qualilié seigneur d'Aillac et de
Montfort, qui sont restés dans cette même famille jusqu'en 1664 ; ils
furent alors vendus au duc de Roquelaure.
La troisième forteresse du terrible albigeois,
Castelnaud, située à une lieue en aval de Domme, est qualifiée par Pierre de
Vaux-Cerrnay « Arche de Satan » (arca
Satanae).
« Cette
place forte et bien munie, fut prise le lendemain et le comte de Montfort se
résout de la garder et y mettre une garnison, pour arrêter ceux qui voudraient brasser
quelque révolte » (37).
Mais il ne la garda pas longtemps. Bernard de Cazenac
la reprit par surprise en 1215. Castelnaud passa peu d'années après, par un
mariage dans la famille de Caumont
Au cours de cette seconde expédition des croisés en
Périgord, Domme, Montfort et Caslelnaud furent abandonnés sans coup férir au
redoutable chef de la croisade ; leurs châtelains avaient échappé par une fuite
rapide au juste châtiment infligé sous les murs de Biron à Martin d'Algays.
«
Il y avait auprès de Castelnau un quatrième château-fort assez puissant, qui
s'appelait Baynac. Le seigneur était le pire de tous il était le plus terrible
des routiers et le plus violent des oppresseurs d'églises. Notre comte lui
donna le choix entre ces deux propositions ou bien restituer dans le délai fixé
par le comte et par les évêques tout le produit de ses nombreuses rapines, ou
bien voir raser les tours de sa forteresse.
Une
trêve de plusieurs jours lui fut accordée. pour lui
permettre de fixer son choix.
A
l'expiration du délai convenu, le chàtelain de Baynac ne fit aucune restitution
; Simon de Montfort se mit aussitôt en mesure de démolir ses remparts. Le tyran
prétendit que sa forteresse devait être respectée, parce que seul dans la
province il avait soutenu le roi de France contre le roi d'Angleterre. Le comte
savait bien que son allégation était fausse et frivole il ne voulut pas
modifler ses ordres. Alors le sire de Baynac porta ses plaintes devant le roi
de France mais il ne put rien obtenir » (38).
Une autre chronique dit :
« La
fameuse tour, appelée des Sarrazins, fut brûlée, malgré la recommandation de
Philippe-Auguste au comte de Montfort de ménager en la personne de Gaillard de
Baynac l'allié du roi de France » (39).
Il paraît assez vraisemblable que le roi de France
intervint en faveur du sire de Baynac ; car, plus heureux que Martin d'Algays,
Bernard de Cazenac et le seigneur de Domme, il put conserver sa châtellenie et
la transmettre à ses héritiers naturels, qui la possèdent encore aujourd'hui.
La puissante forteresse de Baynac est l'une des plus
remarquables du Périgord par son style féodal, par son excellent état de
conservation et par son style merveilleux.
« Ces
quatre châteaux (Domme, Montfort, Castelnaud et Baynac) avaient été la retraite
de l'hérésie et tyrannie par l'espace de plusieurs ans mais après que les trois
furent rasés et la garnison laissée à Castelnaud, la paix et repos s'en
suivirent, non seulement au détroit sarladais, mais aussi en tout le Périgord
et Quercy » (40).
Simon de Montfort se dirigea vers Rodez, en passant
par Rocamadour, où il s'arrèta pour délibérer sur l'extirpation définitive des
Albigeois et la répression des routiers (41).
Cette étude consciencieuse et rapide sur les combats
livrés en Périgord, pendant la croisade des Albigeois, a été faite d'après les
documents contemporains publiés jusqu'à ce jour et notamment d'après
Depuis que Simon de Montfort « a rétabli la paix et repos en tout le Périgord et Quercy, » avec la
sauvage énergie qui parfois a terni sa mémoire, d'autres guerres nationales ou
civiles ont maintes fois ravagé les riches campagnes arrosées par
I,es longues luttes soutenues
contre les Anglais ont répandu le sang et les ruines pendant deux cents ans les
guerres religieuses du temps de
Toutes ces transformations sociales ou politiques ont
bouleversé le Périgord, en laissant subsister dans l'énergique langage du pays
des souvenirs inconscients et cependant assez remarquables des quelques années
pendant lesquelles l'albigéisme fut propagé parmi nos ancêtres.
Il n'est pas rare d'entendre encore dans nos campagnes
les paysans jurer par ces deux blasphèmes manichéens Doublé Diou ou Millo Doublé.
Il est cependant très juste d'ajouter que l'hérésie
n'a subsisté que sous cette forme peu dangereuse.
Nos populations n'ont même pas, comme celles du Languedoc,
gardé au fond du cœur une haine traditionnelle contre Simon de Montfort et sa
croisade. Les deux expéditions faites par le célèbre capitaine au détroit sarladais n'ont laissé dans les
chroniques locales que des souvenirs confus.
Cette indulgence du Périgord pour le chef de la
croisade des Albigeois nous paraît justifiée ; car les représailles rigoureuses
exercées par les croisés contre les hérétiques n'ont ordinairement frappé que
des traîtres odieux ou des tyrans bien dignes des plus cruels supplices. Elles
ont toujours porté sur les plus puissants parmi les coupables.
La croisade délivra d'une bien redoutable persécution
les monastères, les églises, les clotelains paisibles, les bourgeois et le menu
peuple, bien souvent victimes des cruautés atroces de ces Albigeois.
Les historiens modernes reviennent presque tous
aujour-d'hui sur l'appréciation défavorable à Simon de Montfort qui longtemps a
prévalu dans l'Université de France. Le jugement définitif à porter sur la croisade
des Albigeois nons parait être parfaitement rendu dans cette phrase de l'Histoire de l'Europe, par Lavisse et
Rambaud :
« Organisés
en sociétés secrètes, les Albigeois en vinrent aux pires excès. Des évêques
furent expulsés de leur siège, des abbés chassés de leurs monastères, des
prêtres égorgés. Les progrès de l'hérésie devinrent inquiétants » (42).
Un jour viendra bientôt où Simon de Montfort, mieux
connu, sera, malgré quelques incontestables abus de la force, regardé par tous
les hommes de bonne foi comme un grand capitaine et comme un grand chrétien.
Notes
(01) Chanson de
(02) Revue des Questions historiques
(03) Maréchal de Moltke. Correspondance
(05)
(06) id. vers 1965
(07) id. tome 2, page 14, note
(08) id. vers 304 et suivants
(09) Chapitre 55. Histoire des Albigeois
(10) Chanson de
(11) Histoire littéraire des troubadours, tome 2
(12) Chanson de
(13) Bulletin de
(14) Razo d'un sirventés de Bertrand de Born : Al dous nou
(15) Chanson de
(16) Chanson de
(17) Ibidem, vers 2450 et suivants
(18) Biron et Bigarroque faisaient parlie du diocèse
de Sarlat
(19) Chanson de
(20) Recueil des Historiens de
(21) Chanson de Roland, vers 3970
(22) Pierre de Vaux-Cernay (Bouquet, page
(23) Le chanoine Tarde met la prise de Biron en 1214 ;
elle eut lieu en août 1212
(24) Chanson de
(25) Dom Vaissette, I. XXII page 34
(26) Bibliothèque nationale, Collection Doat, page 70
(27) Recueil des hist. de
(28) Bibliothèque nationale, fonds Périgord, LXX
(29) Poésies de Bertrand de Born, Thomas
(30) Histoire des Albigeois
(31) De très nombreux pèlerins traversaient alors ce
pays, allant de Cadouin à Rocamadour où on venait de découvrir le corps de
Zachée
(32) Chronique du chanoine Tarde, page 72
(33) Pierre de Vaux-Cernay
(34) Chanson de
(35) Chanson de
(36) Le comte de Gourgues, « Le Saint Suaire de
Cadouin », page 253
(37) Chronique du chanoine Tarde
(38) Pierre de Vaux-Cernay
(39) Bibliothèque natationale, fonds Périgord. Domme-Baynac
(40) Chronique du chanoine Tarde, page 72
(41) Lettre pastorale de l'évêque de Cahors sur
l'histoire de Rocamadour, page 29
(42) Histoire générale de l’Europe, tome II, page 272