Le château de Montfort
par P. Lesbroussart
(extrait
de
Une vérité qui n’est pas neuve,
mais qui du moins, chose rare aujourd’bui, n’a pas la prétention de l’être,
c’est que dans tous les temps, comme dans tous les pays, l’homme est entrainé
vers le merveilleux par un penchant irrésistible. Ce goût pour l’idéal nait-il
du dégoût de la réalité, ou la possession même la plus complète des biens
physiques, j’entends de ceux qui se voient, se palpent, se pèsent ou
s’escomptent, ne suffit-ellc pas pour remplir tous les vides de notre existence,
pour satisfaire à tous les besoins de notre organisation ? Question fréquemment
soulevée, discutée par plusieurs, et restée sans solution, comme bien d’autres.
Dans ce domaine immense de la lic Lion, peuplé de tant de formes diverses, ne
nous arrêtons qu’à une seule, la magie : quel rôle ne joue-t-elle pas, toujours
et partout, dans les croyances populaires, ainsi que dans la littérature qui
s’en alimente, l’exploite et la reproduit ! Dans l’antiquité déjà polie, la
poésie grecque raconte avec un grand sérieux les sortilèges de
M. Nisard prétend néanmoins que tout merveilleux, il dit plus, toute poésie, n’est possible de nos jours que sous la condition d’être puisé dans l’industrie. Elle a ses merveilles, d’accord. Il est prodigieux de faire dix lieues à l’heure, en attendant qu’on en fasse trente, et ce en compagnie de trois cents personnes, au moyen de quelques litres d’eau bouillante. Mais ce prodige a un grand défaut : c’est d’être explicable. On le démontre, on le raisonne, on en définit tous les principes et tous les ressorts. Pour le comprendre et le reproduire, il suffit d’être d’une certaine force dans les scicnces exactes, ce qui n’est pas de rigueur en poésie. Le merveilleux, comme nous l’entendons, n’est donc pas précisément là. C’est dommage.
La province de Liége, dont je vais vous entretenir afin de justifier
le titre de cet article, - chose pour laquelle, du reste, on n’est jamais tenu
de se presser par le feuilleton qui court, - la province de liége est aussi
bien dotée que toute autre contrée de l’Europe sous le rapport dont il s’agit (Je
ne parle pas ici de l’industrie, mais de l’autre espèce de merveilleux). Sans
mentionner dans cette catégorie les miracles consacrés par la légende, et qui
sont assez nombreux, je m’attacherai à un ordre de faits, ou, pour m’exprimer
plus exactement, de fictions, dont l’existence se retrouve à toutes les époques
et dans toutes les régions du monde connu. Ceci se rapporte à ces êtres
intermédiaires entre la terre et le ciel, qui président aux éléments, habitent
les lieux solitaires, et en sortent parfois pour se mêler aux hommes et
intervenir en bien ou en mal dans leurs destinées. Tritons et Néréides, Sirènes
et Napées, Faunes et Sylvains, Oréades et Hamadryades dans la riante mythologie
des Hellènes et des Latins, ces créatures formées d’une substance plus pure,
plus subtile que celle de la race humaine, et pourvues de facultés bien
supérieures, sans participer toutefois au pouvoir éternel et sans limites dc
l’Ourthe, c’est le charmant village de Tilf,
maintenant bien connu, même hors de la province, par la beauté du paysage qui
l’entoure, par sa grotte naguères tapissée
de stalactites, et par l’hospitalité que le voyageur y trouve chez l’excellent
M. Mantion. Continuez à suivre les bords de la rivière, qui erre en replis
capricieux et multipliés entre des collines boisées, et au bout d’une heure, après avoir gravi une pente assez raide, vous
arriverez à Esneux, bourgade dont la configuration bizarre et pittoresque
rappelle les hameaux du Haut-Valais : une partie des maisons couronnant le
sommet de la montagne, les autres éparpillées sur son revers, à cinquante toises au-dessous des premières. Descendez, descendez encore, enfoncez-vous
dans des ravins, traversez un petit bois, franchissez des ruisseaux, et vous
vous trouverez au pied d’une éminence que couvrent, dans une vaste étendue, des
décombres épars et massifs. Ce sont les ruines du
château de Montfort.
Ce nom retentit souvent dans les
annales du moyen âge. Il fut porté
par des hommes puissants, et le
souvenir en est consacré par la dénommation de plusieurs localités, en France,
en Espagne, en Allemagne et en
Hollande, bien que quelques-unes d’entre elles paraissent devoir cette désignation à leur position topographique
plutôt qu’aux titres de leurs anciens
maîtres. L’antique édifice, dont nous ne voyons plus que les débris, fut-il construit par un des Montfort de
Il y avait donc une fois un seigneur de Montfort, très-avide et très-ambitieux, ce qui alors n’était pas rare parmi les seigneurs, si l’on en croit la chronique. Ce châtelain avait fait alliance avec le roi des Sotays : car à cette époque les Sotays, ayant sans doute reconnu les avantages de la centralisation et de l’unité de pouvoir, avaient adopté la forme monarchique, et abandonné, au grand regret des villageois, les fermes et les chaumières, pour s’installer dans le noble manoir où leur souverain, nommé le Verd-Bouc, avait fait élection de domicile. Avec un pareil appui, tout réussissait à miracle au sire de Montfort. Ses greniers, ses caves et ses coffres regorgaient également. Ses troupeaux étaient les plus gras, ses coursiers de guerre et de chasse les plus beaux, les plus vigoureux de la contrée. Avait-il querelle avec ses voisins, cc qui lui arrivait souvent, le peuple lutin se mettait en campagne, se glissait partout, découvrait et déjouait les desseins de l’adverse parte, qui était immanquablement battue ou dupée : même chose quant au résultat; si bien qu’à la fin de chaque guerre ou de chaque négociation, le seigneur de Montfort voyait son épargne se grossir et ses domaines s’amplifier. Malheureusement cette bonne intelligence, si profitable au maître du château, fut troublée par sa faute. Méconnaissant les services rendus, ce qui est usité quand on croit n’avoir plus besoin des gens, mais ce qui n’est pas toujours sage, il se permit envers son protecteur de mauvais procédés, dont je n’ai pu connaître exactement la nature, mais qui paraissent avoir été intolérables, à en juger par les conséquences. En sa double qualité d’esprit et de roi, le Verd-Bouc n’était pas d’humeur à laisser une offense impunie. L’occasion d’en tirer vengeance ne tarda pas à se présenter. Les quatre fils Aymon étaient alors en tournée dans les Ardennes, où l’un d’eux, Renaud de Montauban, avait eu de grandes aventures, constatées par les récits du grave historien Ludovico, plus généralement connu sous le nom d’Arioste. Montés sur la longue échine de leur cheval à quatre mains, l’impérissable Bayard, ils s’étaient aventurés loin de la forêt, et longeaient les frontières de la châtellenie de Montfort, lorsque les malandrins employés par le comte, en guise de douaniers, se jetèrent sur eux, comme si ce n’eussent été que d’honnêtes marchands ou de dévôts pèlerins. On tomba sur leur bagage, vrai bagage de chevaliers errants ; on voulut les détrousser, eux accoutumés à détrousser les autres ! Indignés de cette subversion de principes, les quatre frères, non contents d’avoir mis les larrons en fuite, attaquèrent le château. Malgré leur incomparable vaillance, la prise n’en eût pas été facile, si le Verd-Bouc, de son front armé de cornes, comme le bélier des anciens Romains, n’eût ouvert dans les épaisses murailles une brêche par laquelle entrèrent les paladins. Dès lors la résistance fut vaine. Le terrible Renaud renversa les chevaliers sur les écuyers, et les écuyers sur les pages. Les Sotays jetèrent de la poudre jaune dans les yeux des hommes d’armes, fait que pourront expliquer comme un mythe les savants qui se rappelleront les victoires remportées en Espagne par les forces de la restauration, l’an de grâce 1823. Enfin, selon les règles de l’épopée, qui veulent que le héros n’expire qu’au dernier chant, et sous les coups d’un adversaire digne de lui, la formidable épée de l’enchanteur Maugis trancha la coupable vie du seigneur de Monfort. Ainsi vengés, les follets reprirent leurs demeures primitives et leurs travaux ordinaires, auxquels ils ont néanmoins donné une certaine extension. Ayant remarqué, par exemple, la tournure industrielle du siècle, ils s’adonnent à la métallurgie avec un merveilleux succès. Avez-vous un chaudron fêlé, un poêlon crevassé, déposez-le dans un lieu hanté par les Sotays : au bout de deux minutes, le dommage sera réparé parfaitement et gratis, ce qui n’entre pas autant dans le génie de l’époque. Seulement gardez-vous de paraître avant la fin de l’opération, sous peine d’être frappé de mort subite, comme il faillit advenir au hardi Tressilian avec le mystérieux maréchal dc White-Horse, artiste à peu près de la même espèce. On croit de plus que ce sont ces ouvriers surhumains qui ont enseigné aux Bohémiens errants l’art de travailler le cuivre, profession habilement exercée par la plupart de ces nomades. Ces particularités, bien qu’avérées, seront contestées peut-être par le bureau de statistique, lequel prétentendra n’avoir trouvé nulle part la trace de l’existence des Sotays : à quoi je répondrai, mais entre nous, qu’ils se tiennent cachés pour échapper à la contribution personnelle et au service de la garde civique. Je terminerai en disant que ceux de ces esprits familiers qui descendent en ligne directe des anciens auxiliaires du châtelain de Montfort, ont conservé des habitudes de cour et des penchants diplomatiques. Peu de personnes ignorent que M. de Talleyrand avait toujours près de lui un Sotay, qui le servait comme vous savez, et qui, depuis la mort ou même depuis la conversion de ce grand politique, reste en disponibilité, attendant qu’il en trouve à servir quelqu’autre de la même force ; ce qui lui promet de longues vacances. Le prince de Metternich en compte aussi un parmi ses affidés : malin diable ! et très clairvoyant quoique presqu’aveugle : - c’est du Sotay que nous parlons.