Le château de Montfort

 

par P. Lesbroussart

 

(extrait de La Mosaïque, pages 77 à 80)

 

Une vérité qui n’est pas neuve, mais qui du moins, chose rare aujourd’bui, n’a pas la prétention de l’être, c’est que dans tous les temps, comme dans tous les pays, l’homme est entrainé vers le merveilleux par un penchant irrésistible. Ce goût pour l’idéal nait-il du dégoût de la réalité, ou la possession même la plus complète des biens physiques, j’entends de ceux qui se voient, se palpent, se pèsent ou s’escomptent, ne suffit-ellc pas pour remplir tous les vides de notre existence, pour satisfaire à tous les besoins de notre organisation ? Question fréquemment soulevée, discutée par plusieurs, et restée sans solution, comme bien d’autres. Dans ce domaine immense de la lic Lion, peuplé de tant de formes diverses, ne nous arrêtons qu’à une seule, la magie : quel rôle ne joue-t-elle pas, toujours et partout, dans les croyances populaires, ainsi que dans la littérature qui s’en alimente, l’exploite et la reproduit ! Dans l’antiquité déjà polie, la poésie grecque raconte avec un grand sérieux les sortilèges de la Thessalie, est plus tard Apulée, avec les ingénieuses métamorphoses de son Ane d’or, intéresse et ravit les descendants de ces Romains auxquels Horace apprenait à se moquer de Canidiz. Et pour ne parler que de notre ère, le roman de chevalerie a-t-il assez dominé la societé européenne au moyen âge ? Lors même qu’il eut cessé d’en être l’expression, fidèle à certains égards, il fallut un homme et un livre de génie, Cervantes et Don Quichotte, pour exorciser ces fantômes opiniâtres, qui, depuis plus dc deux cents ans, hantaient le Nord et le Midi. Au siècle suivant (et ce siècle est celui de Molière, de Pascal, de Bossuet, de Boileau), on dévore les contes de Perrault, ouvrage qui est resté, qui restera comme Robinson et Don Quichotte lui-même : et La Fontaine s’écrie : Si Peau d’âne m’était conté !.... Arrive un autre siècle, siècle éminemment philosophique celui-là, et la vogue est aux contes orientaux. On les traduit, on les imite, quelquefois on les habille à la française, comme le fit l’abbé de Voisenon, et cette fois c’est La Harpe, le méthodiste littéraire, l’écrivain aux graves enseignements, le censeur rigide des écarts de l’imagination, qui nous déclare que tous les ans il relit les Mille et une nuits. Et notre siècle à nous, ce fameux dix-neuvième, si sceptique, si analytique, si politique, si mécanique, si rudement positif, n’a-t-il montré nul appétit pour les prestiges ? Rappelez-vous Lewis, Anne Radcliffe, et leurs innombrables copistes des deux côtés de la Manche. Quelques-uns diront peut-être que ces temps sont passés. Erreur. Ce qui est dans la nature de l’homme peut se modifier, mais ne saurait périr. Plantez des betteraves, spéculez sur l’asphalte, achetez ou vendez des actions tant qu’il vous plaira, vous ne détruirez pas le charme du vague, du vaporeux, dc l’iacompréhcnsible. M. de Balzac en était bien sûr en composant ses romans mystiques, et M. Théophile Gauthier y comptait lorsqu’il créa Fortunio.

 

M. Nisard prétend néanmoins que tout merveilleux, il dit plus, toute poésie, n’est possible de nos jours que sous la condition d’être puisé dans l’industrie. Elle a ses merveilles, d’accord. Il est prodigieux de faire dix lieues à l’heure, en attendant qu’on en fasse trente, et ce en compagnie de trois cents personnes, au moyen de quelques litres d’eau bouillante. Mais ce prodige a un grand défaut : c’est d’être explicable. On le démontre, on le raisonne, on en définit tous les principes et tous les ressorts. Pour le comprendre et le reproduire, il suffit d’être d’une certaine force dans les scicnces exactes, ce qui n’est pas de rigueur en poésie. Le merveilleux, comme nous l’entendons, n’est donc pas précisément là. C’est dommage.

 

La province de Liége, dont je vais vous entretenir afin de justifier le titre de cet article, - chose pour laquelle, du reste, on n’est jamais tenu de se presser par le feuilleton qui court, - la province de liége est aussi bien dotée que toute autre contrée de l’Europe sous le rapport dont il s’agit (Je ne parle pas ici de l’industrie, mais de l’autre espèce de merveilleux). Sans mentionner dans cette catégorie les miracles consacrés par la légende, et qui sont assez nombreux, je m’attacherai à un ordre de faits, ou, pour m’exprimer plus exactement, de fictions, dont l’existence se retrouve à toutes les époques et dans toutes les régions du monde connu. Ceci se rapporte à ces êtres intermédiaires entre la terre et le ciel, qui président aux éléments, habitent les lieux solitaires, et en sortent parfois pour se mêler aux hommes et intervenir en bien ou en mal dans leurs destinées. Tritons et Néréides, Sirènes et Napées, Faunes et Sylvains, Oréades et Hamadryades dans la riante mythologie des Hellènes et des Latins, ces créatures formées d’une substance plus pure, plus subtile que celle de la race humaine, et pourvues de facultés bien supérieures, sans participer toutefois au pouvoir éternel et sans limites dc la Divinité, ont plus tard changé de nature et de physionomie, tantôt par l’influence des latitudes, comme dans les climats glacés du septentrion, tantôt par celle des évènements religieux et sociaux, comme l’établissement du christianisme en Europe, et celui de l’islamisme dans une grande partie de l’Asie et de l’Afrique. Ce peuple innombrable se divise en une multitude dc familles ; toutes rapprochées par la puissance de protéger les mortels ou de leur nuire, mais différant entre elles de nom, de forme et de caractère. Tels sont les Dginns et les Péris de la Perse, les Génies et les Goules des Arabes, le Mumbo-Jumbo dc la Nigritie (lequel châtie les femmes infidèles ou désobéissantes, sans s’occuper des maris, probablement par reconnaissance de ce qu’ils lui ont donné l’être) ; les hideux Vampires de l’Illyrie, les Broucolaques de l’Archipel, les Trolls de la Scandinavie, les Elfes de l’Allemagne, les Spunkies et les Mermaids des ballades anglaises ; les premiers, saisissant dc leurs griffes aigues la main qu’une jeune fille plonge dans les eaux de la fontaine, les autres, enivrant les jeunes pêcheurs par leurs caresses insidieuses, et les plongeant dans un sommeil dc mort ; le Moine sans tête du Beauvaisis, les Furolles du Perche, feux-follets animés dont la lueur trompeuse guide pendant la nuit le voyageur vers un précipice, et qui accueillent sa chute par de bruyant éclats de rire ; les Goubelins de la Normandie, qui en passant le détroit ont pris le nom de Hob-Goblins ; les Loups-garoux de Chartes et de l’Orléanais, héritiers des Lemures et des Lamies de l’ancienne Rome ; enfin,

 

 

l’Ourthe, c’est le charmant village de Tilf, maintenant bien connu, même hors de la province, par la beauté du paysage qui l’entoure, par sa grotte naguères tapissée de stalactites, et par l’hospitalité que le voyageur y trouve chez l’excellent M. Mantion. Continuez à suivre les bords de la rivière, qui erre en replis capricieux et multipliés entre des collines boisées, et au bout d’une heure, après avoir gravi une pente assez raide, vous arriverez à Esneux, bourgade dont la configuration bizarre et pittoresque rappelle les hameaux du Haut-Valais : une partie des maisons couronnant le sommet de la montagne, les autres éparpillées sur son revers, à cinquante toises au-dessous des premières. Descendez, descendez encore, enfoncez-vous dans des ravins, traversez un petit bois, franchissez des ruisseaux, et vous vous trouverez au pied d’une éminence que couvrent, dans une vaste étendue, des décombres épars et massifs. Ce sont les ruines du château de Montfort.

 

Ce nom retentit souvent dans les annales du moyen âge. Il fut porté par des hommes puissants, et le souvenir en est consacré par la dénommation de plusieurs localités, en France, en Espagne, en Allemagne et en Hollande, bien que quelques-unes d’entre elles paraissent devoir cette désignation à leur position topographique plutôt qu’aux titres de leurs anciens maîtres. L’antique édifice, dont nous ne voyons plus que les débris, fut-il construit par un des Montfort de la Souabe, illustre maison issue des comtes palatins, ou par un descendant d’Amaury de Montfort, comte de Hainaut [sic], qui vivait au dixième siècle, et fut le chef de cette race dont devait sortir, deux cents ans plus tard, ce farouche Simon, le fléau des Albigeois ? C’est ce que j’ignore quant à présent, ce que j’apprendrais probablement en consultant un érudit liégeois (celte province en possède bon nombre, fort versés dans la connaissance des antiquités de leur pays), et ce dont cependant je crois superflu de m’enquérir, n’ayant à vous parler du château qu’en ce qui se rattache aux êtres surnaturels dont je me suis constitué l’historiographe.

 

Il y avait donc une fois un seigneur de Montfort, très-avide et très-ambitieux, ce qui alors n’était pas rare parmi les seigneurs, si l’on en croit la chronique. Ce châtelain avait fait alliance avec le roi des Sotays : car à cette époque les Sotays, ayant sans doute reconnu les avantages de la centralisation et de l’unité de pouvoir, avaient adopté la forme monarchique, et abandonné, au grand regret des villageois, les fermes et les chaumières, pour s’installer dans le noble manoir où leur souverain, nommé le Verd-Bouc, avait fait élection de domicile. Avec un pareil appui, tout réussissait à miracle au sire de Montfort. Ses greniers, ses caves et ses coffres regorgaient également. Ses troupeaux étaient les plus gras, ses coursiers de guerre et de chasse les plus beaux, les plus vigoureux de la contrée. Avait-il querelle avec ses voisins, cc qui lui arrivait souvent, le peuple lutin se mettait en campagne, se glissait partout, découvrait et déjouait les desseins de l’adverse parte, qui était immanquablement battue ou dupée : même chose quant au résultat; si bien qu’à la fin de chaque guerre ou de chaque négociation, le seigneur de Montfort voyait son épargne se grossir et ses domaines s’amplifier. Malheureusement cette bonne intelligence, si profitable au maître du château, fut troublée par sa faute. Méconnaissant les services rendus, ce qui est usité quand on croit n’avoir plus besoin des gens, mais ce qui n’est pas toujours sage, il se permit envers son protecteur de mauvais procédés, dont je n’ai pu connaître exactement la nature, mais qui paraissent avoir été intolérables, à en juger par les conséquences. En sa double qualité d’esprit et de roi, le Verd-Bouc n’était pas d’humeur à laisser une offense impunie. L’occasion d’en tirer vengeance ne tarda pas à se présenter. Les quatre fils Aymon étaient alors en tournée dans les Ardennes, où l’un d’eux, Renaud de Montauban, avait eu de grandes aventures, constatées par les récits du grave historien Ludovico, plus généralement connu sous le nom d’Arioste. Montés sur la longue échine de leur cheval à quatre mains, l’impérissable Bayard, ils s’étaient aventurés loin de la forêt, et longeaient les frontières de la châtellenie de Montfort, lorsque les malandrins employés par le comte, en guise de douaniers, se jetèrent sur eux, comme si ce n’eussent été que d’honnêtes marchands ou de dévôts pèlerins. On tomba sur leur bagage, vrai bagage de chevaliers errants ; on voulut les détrousser, eux accoutumés à détrousser les autres ! Indignés de cette subversion de principes, les quatre frères, non contents d’avoir mis les larrons en fuite, attaquèrent le château. Malgré leur incomparable vaillance, la prise n’en eût pas été facile, si le Verd-Bouc, de son front armé de cornes, comme le bélier des anciens Romains, n’eût ouvert dans les épaisses murailles une brêche par laquelle entrèrent les paladins. Dès lors la résistance fut vaine. Le terrible Renaud renversa les chevaliers sur les écuyers, et les écuyers sur les pages. Les Sotays jetèrent de la poudre jaune dans les yeux des hommes d’armes, fait que pourront expliquer comme un mythe les savants qui se rappelleront les victoires remportées en Espagne par les forces de la restauration, l’an de grâce 1823. Enfin, selon les règles de l’épopée, qui veulent que le héros n’expire qu’au dernier chant, et sous les coups d’un adversaire digne de lui, la formidable épée de l’enchanteur Maugis trancha la coupable vie du seigneur de Monfort. Ainsi vengés, les follets reprirent leurs demeures primitives et leurs travaux ordinaires, auxquels ils ont néanmoins donné une certaine extension. Ayant remarqué, par exemple, la tournure industrielle du siècle, ils s’adonnent à la métallurgie avec un merveilleux succès. Avez-vous un chaudron fêlé, un poêlon crevassé, déposez-le dans un lieu hanté par les Sotays : au bout de deux minutes, le dommage sera réparé parfaitement et gratis, ce qui n’entre pas autant dans le génie de l’époque. Seulement gardez-vous de paraître avant la fin de l’opération, sous peine d’être frappé de mort subite, comme il faillit advenir au hardi Tressilian avec le mystérieux maréchal dc White-Horse, artiste à peu près de la même espèce. On croit de plus que ce sont ces ouvriers surhumains qui ont enseigné aux Bohémiens errants l’art de travailler le cuivre, profession habilement exercée par la plupart de ces nomades. Ces particularités, bien qu’avérées, seront contestées peut-être par le bureau de statistique, lequel prétentendra n’avoir trouvé nulle part la trace de l’existence des Sotays : à quoi je répondrai, mais entre nous, qu’ils se tiennent cachés pour échapper à la contribution personnelle et au service de la garde civique. Je terminerai en disant que ceux de ces esprits familiers qui descendent en ligne directe des anciens auxiliaires du châtelain de Montfort, ont conservé des habitudes de cour et des penchants diplomatiques. Peu de personnes ignorent que M. de Talleyrand avait toujours près de lui un Sotay, qui le servait comme vous savez, et qui, depuis la mort ou même depuis la conversion de ce grand politique, reste en disponibilité, attendant qu’il en trouve à servir quelqu’autre de la même force ; ce qui lui promet de longues vacances. Le prince de Metternich en compte aussi un parmi ses affidés : malin diable ! et très clairvoyant quoique presqu’aveugle : - c’est du Sotay que nous parlons.